La philosophie est la discipline qui
est à la racine de la totalité de l’héritage culturel européen, et de la science
en particulier. Elle fait irruption en Grèce, au VIe siècle avant notre ère, à
la faveur de l’émergence de l’idéal démocratique qu’elle contribue d’ailleurs à
établir.
Pour faire bref, disons que la naissance de la philosophie est
solidaire d’une double transformation mentale, en l’espèce de l’apparition d’une
pensée à la fois positive et abstraite. Positive, elle l’est car on passe d’une
expérience mythologique, surnaturelle, à une expérience naturelle du monde. On
ne cherche plus exclusivement le divin derrière le mondain, mais la force
naturelle qui explique la genèse
de toute chose. Abstraite, la philosophie entend instaurer le règne de la raison
en favorisant une définition rigoureuse des concepts et une nette délimitation
des niveaux de réalité. Ceci ne veut toutefois pas dire pas dire que le
religieux soit nié : son domaine de pertinence est redéfini, sans que la
possibilité d’une collaboration fructueuse ne soit exclue a
priori.
Thalès (624–546 av. J.-C.) est considéré comme le premier
philosophe. À l’instar de tous les « présocratiques » (les philosophes qui
précédèrent Socrate, exécuté en 399 av. J.-C.), son centre d’intérêt est
principalement d’ordre cosmologique : comment comprendre la structure du monde
et, par là, y ancrer solidement l’humain. La question du sens de l’existence ne
deviendra prioritaire qu’avec Socrate, dont la pensée opère un recentrement sur
la thème de la « vie authentique ». Le fameux « connais-toi toi-même » témoigne
de la préoccupation constante de Socrate : être en harmonie avec soi, avec les
autres et avec le cosmos.
Platon, le plus célèbre disciple de Socrate, et toute la
tradition philosophique à sa suite, essayera d’établir un équilibre entre
l’exigence de compréhension de la structure du monde et
l’appel d’une vie
éthique, entre donc ce qui est mathématisable et ce qui ne l’est pas.
Or, c’est
précisément au niveau de cette fragile articulation que se noue, à la
Renaissance,
l’émergence de la science moderne : en opposant strictement ce qui est mesurable à ce
qui ne saurait l’être, on a certes permis la percée galiléo-newtonienne, mais on
a aussi, et peut-être surtout, mis l’être humain en porte-à-faux par rapport au
mécanisme du monde. Le XXe siècle
voit l’aboutissement de cette fracture entre l’humain et le mondain, lui qui se
signale tout particulièrement par une crise du sens bien résumée par Monod :
« l’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme[2] ».
Socrate : l’exigence de l’authenticité
Historiquement parlant, c’est bien
Socrate (circa 470–399 avant J.-C.) qui incarne la figure emblématique de la
philosophie comme quête du sens de l’existence humaine (et de toute existence
d’ailleurs). Hannah Arendt a très justement remarqué que « Socrate, cet amoureux du point d’interrogation, n’a fait que
peu d’affirmations. » Parmi celles-ci, on trouve deux propositions qui se
correspondent étroitement et qui indiquent sans équivoque possible que « le
seule critère de la pensée socratique est d’être en conformité avec
soi-même[3]. » Rien n’est pire que
d’être en contradiction avec soi-même : « Commettre l'injustice est pire que subir l'injustice. »
(Gorgias, 474b)
« Mieux vaudrait me servir d'une lyre dissonante et mal
accordée, diriger un chœur mal réglé ou me trouver en désaccord ou en opposition
avec tout le monde, que de l'être avec moi-même tout seul et de me contredire »
(Gorgias, 482b-c)[4]
Voilà donc la signification du précepte delphique repris par
Socrate : « connais-toi toi même ». Cette quête d’authenticité demeure l’indice
le plus sûr quant à la nature de l’engagement philosophique.
La pratique selon Achenbach
Le philosophe allemand Gerd B.
Achenbach est généralement considéré comme l’initiateur du mouvement
contemporain de pratique philosophique[5]. Dès
1981, il reçoit ceux qu’il appelle des « visiteurs » afin de les aider à
rencontrer, sinon à résoudre, les petits et grands problèmes de la vie
quotidienne. Son approche est résolument non clinique : il ne travaille qu’avec des catégories
philosophiques (sont donc exclues les catégories proprement médicales,
psychologiques ou théologiques). En 1982, il fonde une association
allemande de philosophes praticiens, qui deviendra bientôt l’ « International
Society for Philosophical Practice ».
Mais il faut savoir que les États-Unis abritent, en la
personne du philosophe Paul W. Sharkey, professeur émérite de l’University of
Southern Mississippi, un second prétendant.
À en croire
l’intéressé, il a commencé sa pratique sporadique en 1974. En 1979,
il devient « Philosopher in Residence » au Forrest County General
Hospital (Mississippi). Sa tâche,
principalement de
l’ordre de la consultance interne, s’émaille d’une
pratique répondant aux besoins
ponctuels des patients. En 1992, et toujours indépendamment des efforts de
Achenbach, l’American Society for Philosophy, Counseling and
Psychotherapy (ASPCP), en gestation depuis
1987,
voit le jour sous son instigation.
Au niveau international, la figure la plus médiatique est
incontestablement Louis Marinoff, Professeur de Philosophie au City College
of New York, Président fondateur de
l’American Philosophical Practitioners Association (APPA), co-président de l’Anglo-American
Society for Philosophical Practice, auteur
du célèbre Plato Not Prozac[6], et
ancien invité du World Economic Forum
(Davos, janvier 2001).
Les deux premières conférences internationales (Vancouver,
1994 et Leusden, 1996) baignèrent, semble-t-il, dans une atmosphère de douce
euphorie laissant une place de choix au dialogue. Elles furent le lieu des
premiers contacts entre les deux lignées de prétendants. La troisième conférence
(New York, 1997), organisée par Marinoff, vit ce dernier s’instituer en despote
éclairé : en créant l’APPA, il transforma l’existante ASPCP (au sein de laquelle
il officiait d’ailleurs en tant que directeur exécutif) en phalange purement
académique et édicta avec
ses complices les procédures de reconnaissance des
praticiens. Si son usage systématique de la panoplie d’arguments spécieux et
irréfutables qu’offre une certaine rhétorique ne le lui interdisait, il dirait
lui-même, à qui prendrait la peine de lui poser la question, qu’il s’agissait
d’une nécessaire prise de pouvoir
interne orientée vers le pouvoir économique. Or, asservir un marché aussi
prometteur ne saurait se réaliser sans quelques excursions significatives, y
compris dans le champ politique. C’est ainsi que par son entregent le sénateur
démocrate du Bronx Ruben Diaz Jr. supporte un projet de loi qui réglementerait
la pratique philosophique dans l’État de New York (Marinoff sévit à Manhattan)[7]. Mais que ce soit l’État
qui certifie le praticien ou une association par lui reconnue, il s’agit sans
doute moins de protéger des abus dont on nous agite le spectre, que de
verrouiller une structure hégémonique présidant à la mercantilisation (les
intéressés parlent de « professionnalisation ») de la philosophie. Au demeurant,
la manœuvre est plutôt paradoxale : alors que la tour d’ivoire de la philosophie
« académique » est fréquemment dénoncée par ces Messieurs, l’association de
philosophes « indépendants » qu’est l’APPA lutte pour l’établissement de
diplômes universitaires en pratique philosophique (M.A. et Ph.D.), histoire
d’enseigner à d’autres le précieux savoir dont ils se sont eux-mêmes passés.
(Pour sa part, Achenbach soutient que le conseil philosophique ne saurait faire
l’objet d’une formation, mais cela ne l’empêche pas de figurer au nombre des
International Advisors de
l’APPA.)
Mentionnons enfin Oscar Brenifier qui a démarré formellement
sa consultation philosophique à Paris en 1995. Sa démarche purement rationnelle
se déploie en trois temps à partir de la question inaugurale « Pourquoi
êtes-vous là ? ». Il s’agit tout d’abord d’identifier précisément le problème
qui se pose à l’aide d’un dialogue serré exploitant la remontée anagogique ou
inductive décrite par Platon : formuler, clarifier, distinguer et articuler
l'une par rapport à l'autre les sous-questions qui surviennent. Une fois le
problème débattu clairement articulé, le philosophe met le visiteur en demeure
d’en prendre le contre-pied, c’est-à-dire d’en détruire critiquement la thèse
directrice, d’en suspendre provisoirement les effets. Enfin, le visiteur doit
réaliser l’ultime synthèse conceptualisatrice qu’est la récapitulation du
mouvement abstractif et de sa critique. L’exercice imposé est donc purement
maïeutique en ce sens que le dialogue philosophique reste confiné dans
l’articulation du particulier et de l’universel : la dimension existentielle est
volontairement ignorée.