Principes directeurs de la praxis whiteheadienne : créativité, efficacité et
vision
Questionnons à présent les principes
restreints qui doivent être invoqués dans le cadre du conseil philosophique
whiteheadien. Pour ce faire,
reportons-nous à l’intuition fondatrice de la dernière pensée de Whitehead,
celle qu’il développa à Harvard dans les années 1924–1947.
Tous les penseurs considérables sont difficiles à
interpréter. Dans le cas de Whitehead, la difficulté herméneutique revient à
définir précisément ce qu’il entend par « avancée créatrice ». On peut montrer
que cette notion primitive recouvre trois idées complémentaires : créativité,
efficacité et vision. En un mot, l’avancée créatrice, telle que la conçoit
Whitehead, donne une assise philosophique solide à la possibilité du changement
physique et psychologique — et c’est bien de ce dernier qu’il s’agit toujours en
pareil contexte pratique. Or, que nous
enseignent respectivement les trois idées qui scandent l’avancée créatrice
elle-même ? Tout d’abord que la créativité est la caractéristique
fondamentale du réel ; ensuite,
que celle-ci produit ses effets dans le cadre d’une structure qui s’en trouve en
conséquence modifiée ; enfin que l’articulation de la créativité et de
l’efficacité ne se produit pas au hasard, mais d’après une visée
programmatique
Ces trois idées peuvent sembler anodines ; prises ensembles,
elles bouleversent cependant les habitudes mentales occidentales — ne fût-ce que
parce que la créativité n’avait jamais été vraiment pensée en tant que telle :
l’idée marquante de la philosophie occidentale, c’est la substance, c’est-à-dire
l’efficacité, la structure, la stabilité. Or, si c’est la structure qui prime,
on voit mal comment faire justice à la créativité et donc au changement. Et si
on renonce au changement, on renonce à la liberté et conséquemment au sens de
l’existence humaine.
On présente ici ces trois principes d’abord pour eux-mêmes,
puis en les rapportant à la question de l’articulation des niveaux de
conscience, qui est aussi vielle que l’histoire de la pensée, et qui reçoit une
opérativité nouvelle en philosophie whiteheadienne.
Le don de la créativité :
Différence et devenir
Qui dit créativité, dit
différence, rupture, nouveauté,
auto-émergence. Sans créativité, on reste confiné dans la sphère du même, qui
est celle du repli, de l’immanence et du passé. La catégorie métaphysique
correspondante est celle du devenir (proche de celle du changement). On le
devine, la créativité est don absolu, ou plutôt l’absolu du
don.
Si un ancrage historique devait être proposé, la figure
d’Héraclite s’imposerait pour des raisons obvies : on le sait, le pré-socratique
a insisté sur l’impermanence du royaume naturel, conférant à la seule catégorie
du devenir le pouvoir d’en rendre
compte.
Inconscient et devenir-soi
Dans le cadre du conseil
philosophique, l’accès — qui est appelé à demeurer tangentiel — à la créativité
est assuré par une maïeutique (étymologiquement « art de faire accoucher [les
esprits] » : cf. le Théétète de Platon,
149A sq.) socratique. Il importe de qualifier cette maïeutique de
socratique afin de la distinguer
de toute maïeutique qui, telle celle de Brenifier, reste confinée dans l’état de conscience « normal »
(ou conscience-zéro), que ce soit parce que cet état est considéré comme étant
le seul pertinent ou le seul existant. Pour Socrate comme pour Whitehead, c’est
bien la totalité de l’existence qui doit faire sens, pas seulement l’état zéro
et la rationalité qui lui correspond (ou rationalité-zéro). Plus précisément, il
s’agira de promouvoir la plus grande cohérence discursive possible, non pour
elle-même, mais pour ce vers quoi elle fait mouvement, c’est-à-dire pour
exprimer l’opacité constitutive de l’existence et ainsi en élucider le
sens.
La promotion du changement par le langage est clairement un
thème que la pratique philosophique partage avec la psychanalyse. On se souviendra
cependant du non intellectualisme de la maïeutique, du fait qu’elle fonctionne
indépendamment d’un corpus interprétatif rigide, et que, par définition, elle
produit ses effets dans un dialogue, c’est-à-dire dans une parole partagée. Il
s’agit bien de faire l’expérience de sa propre créativité et, se faisant, de
devenir-soi, de se ressourcer dans ses processus inconscients, lesquels ne
doivent pas être pensés avant tout en tant que réceptacle pour le refoulement
des conflits et pulsions non résolus, en tant que force aliénante, que privation
fondamentale — mais bien en tant que source d’énergie vitale, force libératrice,
dotation insondable. James, à la suite de Myers et de l’École de Nancy, offre
ici des pistes de réflexions complémentaires très riches.
Le message que nous livre Whitehead est simple : chacun
possède les ressources inconscientes nécessaires à l’implémentation du
changement. Confiance et spontanéité en sont les clefs.
La puissance de l’efficacité
Répétition et être
Qui dit efficacité, dit
répétition, structuration,
récapitulation, imputation. Sans efficacité, la créativité interdirait toute
croissance et toute pensée, on resterait dans la transcendance et le pur
présent. C’est précisément le contraste entre le même et l’autre qui permet de
penser flux et permanence. La catégorie est celle d’Être : l’être est ce qui
perdure, ce qui est sédimentaire
L’ancrage historique serait ici Parménide, qui s’est attaché
à promouvoir une interprétation purement statique du réel. Tout est donné. Selon
Whitehead, les événements passés sont en effet intangibles et ils sont tuilés
d’une manière toute parménidienne.
Conscient et structuration
L’efficacité, c’est la puissance
stabilisatrice du passé, des habitus (in-)conscients, et de toutes les
structures qui soutiennent, mais aussi souvent corsètent, notre créativité. En
tant que telle, elle constitue à la fois ce sur quoi le visiteur peut s’appuyer
et ce qu’il faut réformer. C’est ainsi qu’afin de débloquer un nœud sémantique
inextricable (le paradigme étant la célèbre double ligature batesonienne), il
peut s’avérer nécessaire de suggérer une piste tierce. L’influence peut être
libératrice.
L’impact systémique de la structure sur l’affect et de
l’affect sur la structure (par là réformée) nous renvoie bien sûr aux
psychothérapies dites comportementalistes ou prescriptives (si pas à la question
du transfert), mais on veillera à ne pas mélanger les genres. Les tenants et les
aboutissants de l’efficace de la pratique philosophique ne sont pas à
strictement parler de l’ordre de la psychothérapie — même si des effets de type
psychothérapeutique sont escomptés. Ils se situent dans le cadre relationnel
instauré par une éthique de la parole : la primauté du subjectif et de
l’intersubjectif doit être préservée. Comme le fait remarquer Nathan : « le
problème n’est certainement pas " d’influencer ", de " suggestionner ",
" d’hypnotiser ", mais de penser — de penser au sens fort du
terme ; de produire de la pensée ![8] »
Le message whiteheadien est ici relativiste : le poids des
structures n’est handicapant que si on les absolutise. On peut consciemment les
mobiliser comme les démobiliser.
La vision pacifiante
Hiérarchie et Dieu
Qui dit vision, dit
eschaton, téléologie ouverte. Sans un
tel point de fuite (qui constitue en fait un point asymptotique de convergence),
l’articulation de la différence et de la répétition ne susciterait pas de
hiérarchie. La catégorie
métaphysique en lice est ici celle de Dieu.
Le futur n’existe ni n’est, il
appelle. La vision est pacifiante : ce contact avec l’Ultime fonde l’espoir
mélioriste chevillé à l’évolution créatrice.
Historiquement, la figure de Teilhard de Chardin s’impose
dans la mesure où le drame humain se profile sur un fonds cosmique qui est aussi
cosmo-génétique, raison pour laquelle les deux penseurs demandent l’activation
dans le domaine spirituel des conséquences d’une hyper-physique (pour Teilhard)
ou d’une pan-physique (pour Whitehead). Qui plus est, Teilhard a lui aussi
soutenu la nécessité de rééquilibrer le commerce Dieu/Monde d’une manière
strictement bilatérale et complémentaire[9]. Mais
du stricte point de vue de la scala naturæ
exploitée par l’organicisme évolutif whiteheadien, c’est vers Platon, Plotin et
le Pseudo-Denys,
Bergson et James que l’on pourrait se tourner…
Surconscient et exercices spirituels
Dans la littérature philosophique,
l’idée d’intuition recouvre souvent celles de vision et de contact. Dans le
cadre de notre triptyque, l’intuition renvoie à la créativité tandis que la
vision renvoie à l’horizon ultime sur lequel se profile toute existence : non
seulement la somme de toutes nos expériences terrestres, mais également la
possibilité d’expériences post-mortem (Whitehead est ici clairement plus réservé
que James). Ce n’est qu’en étirant au maximum l’état de conscience-zéro que l’on
peut entrevoir la pacification ultime. On retrouve ici le thème de la
philosophie éternelle ou
philosophia perennis, thème qui
renvoie à une forme critique de
religiosité archétypale.
Impossible du reste de ne pas mentionner dans ce contexte
l’œuvre séminale de Pierre Hadot, qui montre bien la distance qui existe entre
l’engagement philosophique et le dialogue pastoral, exégétique ou dogmatique :
Plotin ou la simplicité du regard [Plon,
1963], Paris, Gallimard, 1997 ; Exercices spirituels et philosophie
antique. 2e éd. rev. et augm. [1981],
Paris, Études augustiniennes, 1987 ; La citadelle intérieure.
Introduction aux Pensées de Marc Aurèle,
Paris, Éditions Fayard, 1992 ; La Philosophie comme manière de
vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et
Arnold E. Davidson, Paris, Albin Michel, Itinéraires du savoir,
2001.
Vigilance et anticipation sont les maîtres mots de l’accès au
surconscient.